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Parole d’Ittoqqortoormiit

Patiente, Grethe me fait répéter sans relâche « uddumi piniardu aaddarsinnaanngidda tsilardunnerngani » jusqu’à ce que je prononce convenablement chaque lettre doublée et que j’avale bien le « ng ». Avec les nuances, bien entendu.

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Autant l’avouer tout de suite, le Dunumiusu des groenlandais de l’Est ne sera jamais ma langue de communication. Ma seule ambition modeste est de pouvoir échanger quelques phrases courantes, voir dans les regards amusés un peu de curiosité amicale. Mais alors, comment parler pendant ces six longs mois d’hiver ? Comment faire mes achats au Pilersuisoq, bavarder avec les femmes du club couture ? Comment mener entretiens et questionnements pour satisfaire cette curiosité insatiable ?

Dès la première année d’école, l’enfant doit apprendre le groenlandais « officiel », le Kalaallisut de l’Ouest dominant. Et aussi le danois. Et aussi l’anglais, je suis sauvée. Je parle donc anglais avec les villageois qui me comprennent à des degrés divers. J’ai même le grand plaisir et l’honneur d’aider les étudiantes de l’école Majoriaq à préparer leur examen d’anglais.

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Dunumiusu à l’Est, Kalaallisut à l’Ouest, Avanersuarmiutut au Nord : les trois langues du Groenland appartiennent à cette même famille des 17 langues inuites parlées de l’extrême ouest de l’Alaska jusqu’ici au Groenland oriental, ce que les linguistes savants appellent le Continuum Inuit.

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Pourquoi donc le Tunumiutut de cet excellent tableau devient Dunumiusu ? Parce que ceux de l’Est transforment les l et les t en d et qu’une consonne finale souvent ne se prononce pas, ce qui facilite bien les choses. Tous ici le disent, les français prononcent fort bien la langue groenlandaise orientale. Il est vrai que les consonnes franches du Dunumiusu nous sont plus familières que les chuintements du Kalaallisut. A tel point que mon prénom n’a pas besoin d’être transformé. J’étais prédestinée à venir ici.

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Mais derrière cette apparente facilité de prononciation se cache une vraie difficulté. Le Dunumiusu comme toutes les langues polysynthétiques prend un malin plaisir à agglomérer un grand nombre de morphèmes avec un seul radical pour aboutir à un terme si long qu’il faut prendre son souffle avant de le prononcer. En un seul terme, vous aurez le verbe, sa conjugaison, les compléments circonstanciels de lieu, de temps, d’aspect, la transformation du verbe en nom et toutes les nuances subtiles du contexte. Variations d’une infinie richesse, certes, mais que de migraines, je puis en témoigner.

Vous l’aurez compris, le groenlandais oriental comme toutes les autres langues du continuum inuit est une langue savante, complexe, aussi riche en nuances que la palette des couleurs du ciel au dessus de la glace. C’est surtout une langue inventive, vivante, qui s’adapte à la modernité technique de notre monde. On se donne rendez vous sur Facebook, on échange des nouvelles du petit dernier en SMS.

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A l’Ouest dans la lointaine capitale, une toute nouvelle maison d’édition publie les ouvrages de jeunes auteurs groenlandais, les livres illustrés pour enfants, des polars - à double sens. Elle traduit en Kalaallisut des ouvrages de référence, comme ce petit dernier qui doit bien faire plaisir à Saint-Ex.

Il est bien loin le temps où le danois Hans Egede, missionnaire de son état, prend pied en 1721 au Groenland, fonde la première colonie qui deviendra l’actuelle capitale Nuuk et, tâche primordiale, traduit la bible en la langue des autochtones lui permettant ainsi de devenir une langue écrite.

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Le plus surprenant peut-être est cette évolution entre le Dunumiusu parlé au Sud par les 2800 habitants de la région de Tasilaaq et celui parlé maintenant ici à Ittoqqortoormiit par moins de 350 locuteurs. Incorporation de termes venus de l’Ouest, de danois, d’anglais, novlangue ? Il faudrait les connaissances d’un fin linguiste pour savoir comment, en l’espace de trois générations, cette communauté si petite a développé un nouveau parlé, une nouvelle prononciation qui font dire à ceux d’ici que les habitants de Tasilaaq parlent comme leurs grand-parents.

Pour aller plus loin : nous sommes bien chanceux nous français puisque Paris est l’unique endroit au monde où l’on peut apprendre l’inuktitut du Nunavut canadien, si si. Cela se passe à l’INALCO, alias Langues ‘O. http://www.inalco.fr/langue/inuktitut

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Le cycle d’études dure quatre ans et même si la langue vous semble inaccessible vous y apprendrez aussi la culture inuit, loin des clichés.

Les cartes et tableaux reproduits ici sont d’ailleurs l’oeuvre d’un des professeurs Nicole Tersis grande spécialiste du Tunumiisut.

Un très grand merci à Marc-Antoine Mahieu qui dirige cet enseignement et m’a aimablement conseillé.

Un chaleureux Qujanaq à Grethe et Mette, professeurs de l'école d'Ittoqqortoormiit, qui m'ont patiemment initiée à leur langue.

Commentaires

  • Bravo.
    As-tu pu vérifier avec ton professeur ce qu’il en est du mot « colère » dont j’avais entendu sur France inter ( je ńai pas retenu le jour ni le titre de cette émission sur les langues) qu’il n’existait pas en Inuit, ce sentiment étant considéré comme une manifestation infantile?? ( ce qui ne parait pas constituer une raison, à moins de vouloir nier son existence?)

  • Quelle étrange affirmation! Je ne voudrais froisser personne mais peut être cet intervenant se réfère t-il à une langue théorique hypothétique, sans trace directe que les linguistes appellent "proto-eskimo". Ou bien s'agit-il comme souvent d'une légende urbaine. Toujours est- il que dans les trois langues que je peux vérifier, le mot colère existe bien, et peut s'adresser comme pour nous aux hommes, aux animaux, aux chiens, au temps... En dunumiusu," il est en colère" se dit "kamadder", "kamattoq" en kalaallisut, et "ninngapuq " en inuktitut. Et que la colère se manifeste, parfois avec vigueur !

  • Pour confirmer et compléter ma première réponse , j'ajoute qu'un film récent d'une jeune réalisatrice inuit du Nunavut porte le titre "Inuk en colère". C'est un film majeur que je recommande à tous.
    Enfin, voici la réponse extrêmement savante du professeur d'inuktitut à l'Inalco, Marc-Antoine Mahieu:
    "Toutes les langues de la famille eskaléoute ont (et depuis toujours ! c'est démontrable) des formes désignant la colère. La majorité de ces formes sont dérivées du même étymon en proto-eskimo, à savoir *nəŋ(ŋ)aq- "être ou se mettre en colère". Aujourd'hui, pour "il est en colère" ou "il se met en colère", on a ainsi :
    Au nord-ouest de l'Alaska : niŋaqtuq
    Dans l'ouest du Nunavut : ningaqtuq
    Dans l'est du Nunavut : ninngaqtuq
    Au Nunavik : ninngatuq
    Sur la côte ouest du Groenland : ninngappoq
    Au nord de l'Alaska, au nord-ouest du Groenland, et sur la côte est du Groenland, les réflexes actuels de *nəŋ(ŋ)aq- ne font pas exactement référence à la colère. Mais bien sûr il y a d'autres formes.
    En tunumiisut, on a notamment : kamappoq "il est en colère". (L'étymon renvoie au fait de porter intensément son attention sur quelqu'un ou quelque chose). "
    Et voilà ! On devient savants sur ce blog !

  • Enfin, dernière réponse à ce commentaire fort pertinent, l'intervenant a peut-être voulu parler du livre majeure de l'ethnologue Jean L. Briggs "Never in Anger" dont le titre peut prêter à confusion car l'auteur y décrit la palette des émotions dans le monde inuit, et en particulier le contrôle de la colère.
    Pour les curieux passionnés, voici les références de l'ouvrage :
    http://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674608283

  • Et tu vas continuer les leçons maintenant que tu es de retour en France ? ça a l'air de bien remuer les neurones !...

  • Remue-neurones, absolument ! je pense en effet continuer un peu, en écrivant aux amis de là-bas, très friands d'échanges sur Facebook . Mais, loin de l'ambiance et de l'immersion, cela ne sera peut être pas si facile. Je ne pense pas devenir bilingue !

  • D'ailleurs je me demande bien comment se prononce Ittoqqortoormit ? Et scoresby sund : à l'anglaise "scorsbaïl" ? ou comme nous le lisons en français ? ou autrement ?

  • Ah ! ce nom à l'apparence imprononçable ! la réponse en BD est ici même sur ce blog , une de mes premières chroniques :
    http://experience-i-nuit.hautetfort.com/archive/2017/10/03/imprononcable-5985800.html
    Quant à Scoresby Sund, cela se prononce tout simplement scoresbi , facile.
    Merci de votre curiosité et à bientôt sur le blog

  • Merci pour cette note linguistique très intéressante. L'INALCO devrait être inscrite au patrimoine mondial de l'humanité.

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