Un village de chasseurs ?

Immobile, allongé sur la neige glacé, il reste là imperturbable, jumelles vissées aux yeux, fusil à portée de main. Le chasseur guette sans relâche, les minutes s’égrènent dans le froid brumeux de ce début de printemps. Quelle passion anime ainsi le chasseur de l’arctique ?

Comme ses neuf frères d’armes, Ingkassi possède ce que je n’aurai jamais, ce sixième sens, ce don d’observation qui lui révèle ce qui me reste invisible, un léger frémissement derrière le bord de banquise, un frôlement derrière un hummock sur la glace chaotique.

Ils ne sont que dix Piniardu, chasseurs professionnels à plein temps, les seuls autorisés à chasser l’ours et le narval. Dix, pour un village de 368 habitants. Il y a quelques mois encore, en arrivant ici, je m’interrogeais, pouvait-on encore parler d’un « village de chasseurs » avec ce petit côté exotique qui nous ramène aux temps révolus de l’exploration polaire et des récits héroïques de Paul Émile Victor.

Et puis, jour après jour, je les ai vu atteler les chiens hurlants en un tour de main, alertés on ne sait comment mais eux savent que l’ours est près de Unardor. Je les ai vu, à l’aube suivant une nuit de tempête, sauter dans les canots à moteur et tailler un sillage vers Udaiimi dans une soupe turquoise de glace et d’eau.

Je les ai vu s’éveiller dans la nuit d’hiver pour guetter le trou de respiration du phoque avant les premières clartés du crépuscule. Et lorsque la lumière revient timidement, charger les traîneaux des tentes, réchauds, fusils et tout le tintouin pour les longs affûts au bœuf musqué là bas en terre de Jameson à plusieurs jours de traîneau.

Ou bien encore, alors que je m’inquiétais de cette glace rompue si proche du village, je les ai entendu se réjouir de ce bord de banquise giboyeux. Et ce minuscule canot, si semblable à nos prames bretonnes, juché sur le traîneau et mises à l’eau dès le phoque tiré, parfaite adaptation à ce fjord déchiré de polynies.

Je me suis laissée envoûtée par la silhouette altière du chasseur menant son attelage, fier d’avoir résisté à la tentation des motoneiges. Pourtant, le Groenland a autorisé les engins motorisés dès 2001. Pour le transport seulement, et bien malin qui peut savoir si le chasseur prend sa motoneige pour chasser ou pour transporter sa proie. Mais ici, loin de tout, on a attendu 10 ans avant de s’autoriser une approche en motoneige. Et encore, avec parcimonie, et bien rarement chez les Piniardu.

J’ai vu les chasseurs réunis se tourner comme un seul homme vers Hjelmer, le plus habile d’entre eux et s’en remettre à son jugement pour décider du quota de bœufs musqués laissés aux chasseurs non professionnels. Je croyais voir des chasseurs burinés par les années témoins d’un passé nostalgique, je découvre les visages lumineux de beaux jeunes hommes, Gaba, Marius, Naasoq, Aage, l’avenir est là. Au milieu des villageois rassemblés autour du chasseur et de la dépouille de l’ours, j’ai vu les visages graves, cette distance respectueuse des enfants, senti l’allégresse devant la promesse du congélateur bien garni.

Ils ne sont que dix, mais ils sont l’âme de la communauté. Leur connaissance est inestimable de ce fjord sublime, de ces montagnes étincelantes, des tempêtes soudaines, de la glace fragile. Ils nourrissent leurs familles mais aussi les autres, ceux qui ne chassent pas, qui reçoivent ou achètent la précieuse viande goûteuse et saine qui nourrit le corps et l'esprit.

Sans eux, que justifierait de vivre un tel isolement ?