Sidérée, je claque l’écran de mon ordinateur. Ce que je viens de lire sur le site de la Kommune Semersoq me laisse désemparée. Vite, enfiler parka et bottes, il me faut en parler. Jan le jovial sera mon confident, Torbjorn le directeur de l’école m’expliquera, la belle responsable du bureau communal Karoline apaisera mes craintes d’un futur chancelant.
Uppa, peut-être.
Pendant que je me hâte, ces lignes me reviennent en boucle dans toute leur indifférente cruauté.
“Le conseil municipal a décidé de lancer une étude sur l’implantation d’Ittoqqortoormiit (à échéance 2028) avec la participation de la population … /… Le but de cette analyse est d’élaborer un plan d’action afin d’aider les familles à être déplacées vers d’autres villes pour construire une nouvelle vie, en leur faisant prendre conscience qu’il n’y a pas de réelles opportunités d’éducation ni de travail dans leur communauté.”
Suivent des considérations blessantes mais lucides sur tous ces problèmes sociaux, économiques, de santé qui affectent ce village que mon cœur a pourtant choisi. Ittoqqortoormiit coûte bien trop cher à un pays qui voudrait tendre vers son indépendance totale du Danemark. Voilà le prix à payer pour ce paradis presque perdu : être rayé de la carte.
S’il est un danger qui guette la survie de ce bastion, il viendra bien peu du réchauffement climatique et de son cortège de perturbations car ici l’incroyable résilience inuit sait faire face, invente chaque jour des solutions comme seuls savent encore le faire ceux qui ont une intime connaissance de leur environnement. Non, le danger viendra de la dure loi géopolitique, de l’implacable nécessité économique, de la marche forcée vers le monde rêvé de la modernité, aux dires d'un gouvernement fraîchement réélu.
Mais qui donc est ce conseil municipal qui fait ainsi planer la menace ? Semersoq, c’est l’autorité de tutelle d’Ittoqqortoormiit depuis qu’en 2009 le Groenland a décidé d’une restructuration du découpage administratif. De ville autonome, Ittoqqortoormiit est brutalement devenu un simple « district » dépendant de cette immense Kommune englobant sa sœur de la côte Est, Tasiilaq.
Il n’y a plus de mairie, ni de maire, ni de conseil municipal local pour gérer cette communauté du bout du Nord. Et savez vous où siège la mairie et Madame le Maire ? À Nuuk, qui n’est autre que la capitale du Groenland, sur la côte Ouest, à deux jours d’avion. Nuuk : autre culture, autre langue, une ville exponentielle. Une domination écrasante.
Semersoq arbore une bien belle devise : Respect, Développement, Responsabilité. Sur le séduisant gainage du jeune kiné de Nuuk venu en mission, la devise sonne comme une belle promesse mais cache une bien plus cruelle réalité. Les travailleurs sociaux, les inspecteurs en tout genre, tous venus de la capitale, défilent dans un ballet ininterrompu. Ils viennent, ils voient, parfois même ils essaient d'aider, ils dictent des règles inapplicables. Et puis, une semaine et un hélicoptère plus tard, ils repartent dans leur confort, avouant leur incompréhension de ce monde de l'Est.
A peine oubliées les heures de la Colonie danoise, voici venu le temps d'un colonialisme bien plus perfide. Celui des dominants de l'Ouest vers leurs frères de l'Est.
Je suis perdue, désorientée : tous ces ittoqqortoormiut, si souriants, si heureux de s’élancer vers les hameaux, pêcher, chasser, si fiers de leur lieu de vie, si conscients de l’extrême beauté de leur fjord, affrontant sans ciller les désespoirs ultimes de certains, tous, éduqués ou non, jeunes et vieux, mais comment peuvent-ils vivre sereinement avec cette épée de Damoclès ?
Je m’attable dans le bureau de Jan. Les vapeurs qui s’échappent du mug de café fumant m’apaisent. Nous sommes un petit groupe, me dit le patron de la station Polar-Oïl. Et Jan de m’expliquer qu’une poignée d’habitants se réunit régulièrement pour évoquer le futur du village, tourner et retourner les scénarios, envisager des solutions, rêver d’un aéroport au pied du village. Ils se risquent parfois à écrire au maire de Semersoq et même au premier ministre Kim Nielsen qui fricote sérieusement avec la Chine. Une Chine qui lorgne avec avidité sur les terres rares du Groenland, au deuxième rang des ressources mondiales*. De silences en belles promesses sans cesse renouvelées en période électorale, rien ne bouge.
Pressé de mes questions impatientes, Jan confie que oui, dans ce groupuscule d'activistes amoureux de leurs vies, ils sont tous danois ou sang-mêlés comme dirait Harry Potter. Des hommes, mariés et solidement installés ici depuis des décennies avec femmes groenlandaises et enfants nombreux. Voilà le hiatus : ils ne parlent pas groenlandais. Ce qui réduit involontairement au silence bien d’autres habitants dynamiques de ce groupe de réflexion.
Chemin faisant, je passe devant l'une des 47 maisons abandonnées. Elle m'apparaît soudain bien plus nostalgique, fragile, symbole d'un futur qui me fait frissonner.
Autre mug de café dans le bureau de la Kommune. Tout de même, Karoline, le village est passé de 500 habitants à moins de 400 en seulement dix ans, que se passe t-il ? Le regard de Karoline s’évade. Dans un beau sourire elle murmure d’autres viendront, nous aurons des naissances… Une fausse réponse qui vaut pour un vrai silence, élégant, qui élude une trop douloureuse question. Je connais maintenant ce silence si dense qu’il en vient parfois à ôter des vies bien trop jeunes.
Mes bottes me semblent lourdes soudain lorsque je reprend ma quête. Allons voir le directeur d’école, Torbjorn doit garder le recul de ceux qui n’ont construit leur vie ici que depuis peu. Oui l’école se rétrécit. Les enfants les plus motivés, ceux qui progressent bien, partent dès 14 ans finir leur scolarité à Nuuk. Encouragés par le gouvernement qui offre bourses et voyages. C’est un déchirement familial. Je serai le dernier ici. J’éteindrai la lumière derrière moi et prendrai le dernier hélicoptère. Je plonge le nez dans ma belle tasse désignée, cette fois de thé parfumé.
Je pense alors à ces 8 jeunes femmes à qui j’ai eu l’honneur de donner quelques cours d’anglais dans le centre de formation Majoriaq. Après une année de mise à niveau, elles envisagent toute de se construire un avenir différent pour elles et leurs enfants. Un vrai travail, de meilleures écoles, plus de confort. Malia a déjà 5 enfants, elle veut devenir pasteur et il lui en coûtera 5 années d’études. Sur la côte Ouest. Dans une ville. Reviendra t-elle un jour ?
Ma route croise celle de l’officier des chasses. J’accepte volontiers le café qui devient de plus en plus amer. Erling ne peut imaginer quitter son domaine. Plusieurs fois le ministère m’a proposé un autre poste sur la côte Ouest, plus de responsabilités, bien mieux payé avec une maison confortable. Mais moi je refuse. Erling est d’ici. Comme beaucoup ses grand-parents sont arrivés depuis Tasiilaq lors de la création de la « colonie du Scoresby » en 1925. C’était hier et Erling veut encore croire à un demain.
Je suis révoltée. Non, on ne me prendra pas mon paradis. Parce qu'il est aussi le paradis de ces 366 ittoqqortoormiut que j'ai appris à aimer au fil de ce long hiver même si en six mois sept vies s'en sont allées. Il me faut respirer à pleins poumons, me gorger de cette beauté dédaignée des nouveaux technocrates groenlandais. Je grimpe vers mon poste de vigie préféré.
L’hélicoptère arrive dans un nuage poudreux. Famille, amis, ils sont tous là, petits drapeaux groenlandais, joie, exclamations et chants. La jeune mère revient au village, portant son nourrisson chaudement emmailloté. La vie revient, têtue.
*Pour aller plus loin : sur les questions géostratégiques du Groenland et de l'Arctique en général, les travaux et publications de Mikaa Mered, professeur d'économie et géopolitique des Mondes Arctiques et Antarctiques. https://www.linkedin.com/in/mikaamered/
Commentaires
Dominique, tu nous a fait connaître Ittoqqortoormitt, et sa beauté, et maintenant, nous partageons ta tristesse ... !
Plus révoltée et très très énervée que triste. Je fais confiance à ce village qui saura trouver un futur !
Comme beaucoup de gens, je ne connais que la côte Ouest et ce texte est bien triste pour l'avenir de ce village de l'Est. Quel dommage ce clivage Est/Ouest et ce désir de vouloir tout centraliser... Il ne reste que les rêves ?
Merci Nathalie de ces bons mots. Tu as raison, je suis souvent passée par des sentiments contrastés, et il m'a souvent semblé que ce pays des extrêmes amplifiait aussi les ressentis. Je me suis souvent étonné, énervé, révolté mais aussi j'étais souvent sur un petit nuage de bien-être et d'émerveillement! La vraie seule difficulté que j'ai eu à vivre, c'est que personne ne m'attendait dans le village. Chaque matin au réveil la même question: comment faire aujourd'hui pour vivre quelques chose, apprendre, rencontrer, créer un lien. Et finalement, ce "non-objectif" était beaucoup mieux perçu que si j'étais venue avec une intention précise. Lorsqu'on me demandait : mais que viens-tu faire ici, je répondais "rien de spécial" et cette réponse apportait toujours un sourire soulagé et un brin moqueur.
Chassons la tristesse ! Oui en effet le clivage Ouest-Est et la domination de l'Ouest sont impressionnants. Et même à l'Est, la situation d'Ittoqqortoormiit est particulière. Curieusement, cette révolte qui m'a agitée n'a pas prise sur les habitants. Mais ici la pudeur est de mise, les sentiments tristes ou négatifs s'expriment peu par les mots. Et ce que nous appelons pompeusement "l'esprit d'entreprise" n'existe guère. Alors on prend au jour le jour ce que ce fjord magique peut apporter, et on vit pleinement. C'est quelque fois très déconcertant !
Merci Dominique Simonneau , un beau récit qui laisse entrer des émotions diverses entre rage, admiration, inquiétude et beaucoup beaucoup de tendresse ... ton illustration est parfaite ... un habitat si fragile ... et pourtant qui tente de résister aux hivers du Grand Nord ...
C est bien parce que tu es resteee longtemps à partager la vie du village que tu as pu nous offrir tant de constats, de récits aussi riches les uns que les autres ... des témoignages émouvants... merci merci ... et quand même un grand bravo, parce que ce séjour a du être aussi difficile que merveilleux ...
Merci Nathalie de ces bons mots. Tu as raison, je suis souvent passée par des sentiments contrastés, et il m'a souvent semblé que ce pays des extrêmes amplifiait aussi les ressentis. Je me suis souvent étonné, énervé, révolté mais aussi j'étais souvent sur un petit nuage de bien-être et d'émerveillement! La vraie seule difficulté que j'ai eu à vivre, c'est que personne ne m'attendait dans le village. Chaque matin au réveil la même question: comment faire aujourd'hui pour vivre quelques chose, apprendre, rencontrer, créer un lien. Et finalement, ce "non-objectif" était beaucoup mieux perçu que si j'étais venue avec une intention précise. Lorsqu'on me demandait : mais que viens-tu faire ici, je répondais "rien de spécial" et cette réponse apportait toujours un sourire soulagé et un brin moqueur.
Hélas, l'histoire se répète dramatiquement. Voilà ce que j'ai écrit dans l'Observatoire photographique des Pôles : "Après mon premier séjour au Groenland en 1967 à Ammassalik, aujourd’hui Tasiilaq, il était convenu que je mènerais de nombreuses autres missions sur ce même terrain, afin de disposer d’une observation régulière de l’évolution de la population. Cependant, en 1968, il a été soudainement décidé que j’irais dans une autre région, le Scoresbysund (aujourd’hui appelé Ittoqqortoormiit). Il était en effet question que cette population de quelques centaines d’habitants à peine, soit déplacée car son maintien coûtait cher au gouvernement danois. Il faut dire à nouveau déplacée, en réalité...
Quel éclairage ! J'avais mis dans mon sac quelques extraits de vos travaux et j'avais repéré ce passage où vous parliez de ce possible re-déplacement. Je disposais aussi de vos travaux sur la natalité et la politique de contraception des années 70. J'ai fait découvrir ces travaux à plusieurs personnes dans le village, à leur grand étonnement. Ce qui me surprend le plus, c'est la vitalité de cette communauté, qui refuse de parler -même entre eux- des difficultés, des risques, et qui préfère vivre le quotidien avec intensité. Les travailleurs sociaux de l'Ouest en mission à Ittoqqortoormiit n'y comprennent rien. Vu avec nos yeux, cette attitude ressemble à une forme de passivité mais je suis persuadée qu'il n'en n'est rien. Ce fût pour moi une très grande leçon de vie. Joëlle, vous devriez retourner sur le terrain !
Quel destin que cette communauté! Deplacée au rithme des interets geopolitiques qui la depassent largement. Et hier les danois aujourd'hui le futur gouvernement independant qui trouvent qu'elle coute trop cher....Et le rôle des nouveaux interets chinois....Mais que veulent vraiment les habitanrs ?? Qui s'en preoccupe vraiment?? Comme pour le cas de l'autre village menacé, que sont ils prêts à tenter pour garder leur vie a cet endroit magnifique?Pour vous tout cela doit être bien nostalgique....
Non, Hélène, je ne suis pas du tout nostalgique ! Je vous invite à lire le commentaire de la grande anthropologue Joëlle Robert-Lamblin, vous verrez que l'histoire est un perpétuel recommencement. Vous mettez le doigt sur le point le plus sensible : "que veulent les habitants ?" . Il n'y a pas de réponse à cette question. Tous d'abord parce qu'il y a une grande diversité d'attitude (je parle ici de faits concrets, de leurs choix de rester ou partir, et non de vagues ressentis) . Ensuite, il y a un immense silence : on ne parle pas de ces sujets douloureux. Il n'y a plus de "maire" et donc personne réellement investi pour initier une action, même s'il y a un représentant politique. Dans ma chronique, je parle de ce groupe de réflexion, mais ils ne sont pas représentatif de toute la communauté et de toute façon leurs tentatives restent lettre morte.
Vous parlez d'un "autre village", faites vous référence à un cas particulier ? De fait, la menace plane sur toutes les petites communautés, côte Ouest comme côte Est, mais de façon plus hypothétique à l'Ouest alors que le plan pour Ittoqqortoormiit parle de 2028.
Pas sûr qu'il y ait de la géopolitique ici.
Les politicards sont décidément tous pareils, de courte vue et la prochaine élection en tête. Quelle différence y a t'il entre un village de la Creuse où l'on ferme la Poste ou l'hôpital et Ittoqqortoormiit ?
Tout ça pour économiser des cacahuètes. Les ordres de grandeurs parlent d'eux mêmes : 400 habitants sur 57000 soit 0.7 %. Aucun poids électoral malheureusement.
Les 99,3 restants ne veulent pas financer le médecin et les quelques services publics du village qui occupe pourtant tout une fraction du territoire. Egoïsme et individualisme, et même racisme Ouest-Est, voila les vrais coupables.
Ancre déposée
Là où il y a des maisons
Face à la grande baie
Les eaux toujours là
Liquides ou pétrifiées
Le sol toujours là
Entaillé ou découpé
Criques humides
Cirques de pierres
De pulpe et de chair
Pourquoi se donner
De nouvelles peines
Quand vient la cueillette
Baies et graines du Temps ?
Coquillages de nacre
De sédiments en esprit
Paysages ressentis
De chair en dépôts
Au-delà, la grande nappe blanche
D’Est en Ouest
Clepsydre des marées
Entends-tu le cri silencieux
Des migrations forcées ?
Japh’ Eiios
Je ne pouvais rêver plus bel épilogue. Merci Japh'Eiios !
SORRY, i don't speak or write French.
May i ask where did you stay for eight months? in the Guest house? the cost must be staggering?!?!
Anyway, I went to Ittoqqortoormiit in Feb/Mar 2016 for a two weeks expedition organised by the local company. After the trip i learnt of the sad history of the settlement. And having stayed in the Guest House for a few days with some social workers from Nuuk, i learnt even more about the village. I also interact with some people there such as the chief Caroline, some hunters, a Canadian and a German transplants.
I do share you passion and love of Ittoqqortoormiit, it is indeed a very beautiful part of the Arctic!!!!! i have been keeping an eye on your blog and another blog from ittoqqortoormiit, and also people on social media whom i have met there.
I am sad & angry to hear the bureaucrats from Nuuk is doing no good for small settlements in Greenland.
I understand it could be very difficult to keep a life line of a viable economy for Ittoqqortoormiit...that's one of reasons why there are still hunters in the village as a way of living!
I wonder how we could help these people??? Crowd Funding for projects? Apply for international funding?
I am happy to join force with you if i can do anything to help with the beautiful place!