Il arrive, altier, les traits tirés par les heures de veille. Le chasseur amène sa proie au pied du village, à l’embouchure de la rivière. Le jour se lève timidement, il fait bien froid en cette mi-février. Des villageois se rassemblent, silencieux et attentifs.
L’ours est là, imposant dans son repos éternel. Mais déjà le chasseur et deux aides incisent la fourrure de l’abdomen, puis les quatre diagonales des pattes. Fascinée par la précision chirurgicale, impressionnée par le recueillement qui entoure le cérémonial, je ne vois pas arriver un second chasseur, un deuxième ours. Le premier rôdait vers la petite baie Amdrup juste à l’Est du village. Celui-ci longeait le bord de banquise, du côté des réservoirs. Nul besoin de préparer traîneaux et attelages, cette fois-ci les chasseurs n’ont pas eu à parcourir un long chemin.
Et c’est bien là tout le travail du chasseur. Je vous parle là du vrai chasseur, le Piniardor, celui qui a obtenu son statut et sa licence de chasseur professionnel à plein temps, le seul autorisé à abattre l’ours. Ils ne sont que 10 Piniardu à Ittoqqortoormiit. Des heures de veille, jumelles vissées aux yeux, et puis ces signaux qui circulent entre eux on ne sait comment mais soudain on sait que l’ours est là. Vient le moment d’atteler les chiens, ou de descendre sur la glace, seul, armé de son fusil à lunette et de son courage.
La récompense est à ce prix. Bientôt les nourrissants quartiers de viande garniront le congélateur familial. Quelques morceaux seront distribués à ceux, souvent démunis, venus assister au dépeçage. La famille, ceux qui ont rendu service, ne seront pas oubliés dans la distribution. Et comme il faut bien vivre, on vendra aussi quelques beaux quartiers ici dans le village même. Rien ne sera perdu.
photo Pascal Hémon, été 2012
Tout cela reste bien modeste. Le seul vrai revenu conséquent qu’un chasseur peut attendre de l’ours, c’est la vente de la peau. Elle est si chaude et confortable sur le traîneau ou dans la tente, on encore pour orner les maisons de danois en résidence. Un jeune et fier chasseur porte même la culotte en peau d’ours. Il faudra de longues heures de travail pour gratter la peau, la suspendre pour l’hiver sur les séchoirs, la laver dès les beaux jours revenus, la tendre sur un cadre, sécher à nouveau. Si la fourrure est soyeuse et l’animal de grande taille, on pourra en attendre 1400 ou 1800€. Mais il faut compter avec les récentes décisions d’interdiction d’exportation de tout produit de l’animal. L’ours doit rester au Groenland. Sauf si vous êtes résident danois de plus de six mois. Et c’est ainsi que l’on peut voir des peaux d’ours inutiles et sacrifiées, gisant à la déchetterie.
Je vous sens inquiets. L’ours n’est-il pas une espèce en voie de disparition? Peut-on encore chasser ce seigneur de l’arctique?
Nous avons tous confiés nos secrets d’enfants à nos ours en peluche. Et ce n’est pas le fait du hasard. C’est que l’ours nous ressemble tant, à nous les humains. Regardez-le reposant sur la glace. Ne dirait-on pas un beau jeune homme alangui, un bras nonchalamment replié sur la poitrine. Et quelle noblesse dans la démarche et comme cette ourse et ses deux jeunes nous mettent les larmes aux yeux. Anthropomorphisme à l’envers, les inuits ont emprunté à l’ours ses techniques de chasse au phoque. Devenu malgré lui symbole du réchauffement climatique, il attise passions et diatribes.
Alors qu’en est-il de la chasse à l’ours, ici à Ittoqqortoormiit, car je me garderai bien de généraliser. Un quota annuel est fixé pour chaque communauté par le gouvernement du Groenland, en accord avec les accords internationaux. L’ourse accompagnée de ses deux jeunes, qui restent deux ans auprès de la mère, ne sera jamais chassée. S’il emmène un touriste, le chasseur ne pourra pas chasser l’ours. Chacun reçoit un kit de prélèvements, effectués dès le dépeçage selon une procédure bien rodée. Les kits sont remis à Jan, vous savez, l’homme qui se bat à poings nus contre l’ours, qui conserve le tout en chambre froide en attendant l’arrivée du bateau estival. Les échantillons seront transmis à l’institut danois pour la bio-science de l’université de Aarhus.
Cette année comme en 2017, un quota de 35 ours est attribué au village. La côte Nord-Est est un territoire de prédilection pour l’ours. Depuis plusieurs années, les chasseurs comme les militaires danois de la patrouille Sirius observent une sérieuse augmentation de la population. L’ours descend sur les glaces dérivantes depuis le Nord, prend pied un peu au Sud du Scoresby Sund, traverse le fjord et se rapproche du village à la faveur des ouvertures de banquise crées par les tempêtes hivernales.
Il se rapproche tant que le quota aura été atteint dès le 12 avril. Tous étaient bien gras, et bon nombre étaient des jeunes récemment séparés de la mère. Encore piètres chasseurs, les jeunes sont attirés par les odorantes carcasses de phoques qui nourrissent les chiens.
les prélèvements
Personne n’ayant averti l’ours que le quota était atteint, il continue à fréquenter les abords du village ou des hameaux. Et c’est là qu’entre en scène la Patrouille des Ours. Chaque matin la motoneige de la patrouille maraude et si un ours est signalé, on tente de l’éloigner. En 2017, alors que le quota était atteint en juin, la patrouille n’a eu qu’à deux reprises d’autre choix que d’abattre l’ours. L’un était trop vieux, sans dents, ne pouvait plus chasser et se traînait sur la déchetterie.
Rôle normalement dévolu à l’officier des chasses nommé par le ministère, la Patrouille des Ours est, depuis deux ans, financée très, très curieusement par WWF Groenland. A qui la patrouille doit rendre compte de ses interventions. Information que l’organisation utilise à sa guise, comme par exemple en publiant à la une des journaux la photo du vieil ours malade, accompagné du commentaire alarmiste de circonstance : « 21 ours affamés attaquent le village d’Ittoqqortoormiit ».
« Pour aller plus loin » quelques données factuelles sur le statut de l’Ours Polaire. (notez l’usage du prudent conditionnel).
Il existerait aujourd’hui entre 20 et 30000 individus, répartis en 19 ou 20 sous-populations tout au long de la zone arctique : Alaska, Canada, Groenland, Svalbard et Russie. Les cinq pays concernés ont signé en 1973 l'Accord international sur la conservation des ours blancs (polaires) et leur habitat. Sur ces 20 sous-populations, quatre sont déclarées en déclin, cinq sont stables et les autres, dont l’Est du Groenland, ne sont pas étudiées jusqu'à maintenant. La grande majorité des études portent sur le sous-groupe le plus fragile en mer de Beaufort (Alaska, au large de Prudhoe Bay, zone très exploitée par l’homme et très médiatisée) qui accuse un très fort déclin de 40 % en 10 ans. L’Institut pour les Ressources Naturelles du Groenland aurait récemment lancé une étude sur l’ours.
Commentaires
The polar bear is a sensitive subject. You handled it well, Dominique.
Très intéressant , merci. Les choses seraient plus compliquées qu'elles n'en ont l'air ? Comme dit Donna, vous vous êtes bien débrouillée sur ce sujet sensible, et on se sent mieux informé après qu'avant. C'est de la belle ouvrage.
Quel bel exposé !
Clair et limpide comme de la glace qui aurait pris l l’eau ...
J ai fait un tableau à partir d une photo d ´ours mort ... tout le monde le trouve très beau, nullement choquant .. mais , personne ne le voudrait chez lui ... oui il soulève des questions ... le rouge de la vie des Groenlandais ... celui qui nourrit, enrichit (parfois)....
J espère voir un jour un ouvrage avec toutes tes chroniques ... à bientôt
Magnifique photo de l'ours étendu. Par contre je suis toujours mal à l'aise avec le sang sur la neige. C'est le seul aspect que je n'arrive pas à intégrer dans la dure vie des hommes du nord. L'obligation absolue d'être carnivore. J'ai toujours eu du mal à me nourrir de viande, mais nous, nous avons le choix. Et je salue le grand respect avec lequel ils traitent les animaux qu'ils doivent tuer. Ce qui n'est pas notre cas, avec les conditions indignes faites aux animaux de boucherie..
Vous saluez les hommes du Nord, et moi je salue la mesure et la tolérance avec laquelle vous exprimez votre malaise à la vue du sang sur la neige. Un bel hommage d'une "herbivore"! A vrai dire, le fait d'assister à ce dépeçage permet de mieux se distancer. On est juste témoin d'un des élément du cycle de vie. Volontairement, je n'ai pas publié de photos un peu plus difficiles.
Je me souviens de scènes, à la ferme lorsque j'étais enfant, le jour où on tuait le cochon. C'était beaucoup plus dur, car ici l'ours est déjà mort, tué proprement d'un balle. Merci Hélène de vos lectures fidèles.